Une
lumière crue inonde brusquement le local . Troublé dans son
repos, Victor, surpris et vaguement inquiet fait un tour, puis deux,
puis trois; Victor tend tous ses muscles et s'élève le plus haut
qu'il peut mais la lumière est partout; impossible d'échapper à
cette clarté. Victor a peur, Victor a faim; trois jours qu'on ne lui
a pas donné à manger et maintenant ce rayon lumineux... Il continue
ses tours mais la faim le tenaille et la terreur s'installe . Il ne
peut rien faire d'autre que tourner, dans un sens, dans l'autre,
sans cesse, mais de moins en moins vite parce qu' il s'affaiblit....
Sa bouche s'ouvre et se referme d'un tic machinal. Le temps passe.
Soudain, un changement. la lumière vient de disparaitre, elle
revient, disparait à nouveau. Finalement une ombre s'installe entre
la lumière et lui. Est-ce bon signe? Un frisson l'agite; il se
remémore l' ombre qui a précédé le moment où on l'a séparé de
ses frères, l'effroi et la panique avant qu'on ne l'arrache de son
lieu de naissance où il évoluait si aisément entouré des siens ,
l' indescriptible sensation de suffocation qui avait suivi, puis la
torture, l'impossibilité de se mouvoir pendant des heures et
finalement l'abandon ici où depuis il demeure solitaire... Tout
allait-il recommencer ?
Au
même moment, pas très loin pourtant, une fillette bat des mains
devant le clignotement de la guirlande lumineuse qu'on vient
d'ajouter au sapin de Noèl . Mamie surveille d'un oeil indulgent
mais distrait. Le souvenir lui revient du sapin de son enfance, pas
de guirlande magique mais de minuscules lumignons que l'on devait
introduire dans un bougeoir métallique muni d'une pince; il fallait
alors y coincer une branche du sapin . Pas si simple, non... les recommandations anxieuses de sa mère lui reviennent en mémoire "
tiens ta bougie bien droite ", oui, oui, elle se souvient, bien
droite et libre de brûler sans atteindre une seule aiguille de pin
sous peine de voir l'arbre s'embraser... Elle a six ans, elle
s'applique, elle sent la main de sa mère qui guide ses efforts...
le vertige l'envahit, elle tressaille mais se reprend... Elle ne
partagera pas ce souvenir ... Faut-il à son age rappeler qu'elle a
été enfant, risquer le regard incrédule des plus jeunes , taxer
leur imagination ? Sa petite fille bat des mains , s'émerveille, se
retourne vers elle pour partager sa joie, allons, on l'aime encore et
elle, elle aime toujours...
Felix
le chat, enroulé au fond du canapé, désapprouve de ce
remue-ménage. Non seulement ce capharnaüm trouble son bien-être
mais il lui faut endurer les cris des enfants , le bruit du papier
froissé , les allées et venues continuelles et surtout le manque
total d'intérêt pour sa personne. Lové à sa place habituelle, il
n' a pas reçu une seule caresse depuis ce matin, et encore, sa
maitresse paraissait bien distraite en le grattant sous le menton ;
d'ailleurs à peine avait-il commencé à ronronner qu'elle
l'abandonnait pour s'affairer dans la cuisine. Felix tient sa
vengeance : il se lève, s'étire lentement, fait le dos rond et
d'un bond saute sur le guéridon. Il n'en a pas le droit, il le
sait mais justement.... Il n'est qu'à moitié content de son
exploit. Le guéridon est bien plus encombré que d'habitude, on y a
mis la lampe de bureau et la boite à cigares qu'il a fallu déplacer
pour que le sapin trouve sa place. Felix est de très méchante
humeur . La lampe est allumée, il n'aime pas cette lumière et elle
lui chauffe un peu trop le dos mais il est décidé à déplaire. Il
essaie plusieurs positions, tourne sur lui-même et finalement
parvient à se loger entre la lampe et l'aquarium adoptant la
position du sphinx, pattes de devant bien droites; il fait mine de
fermer les yeux mais ne perd rien des activités qui l'entourent.
Combien de temps faudra-t-il pour qu'on s'occupe de lui? Il
attend, un sphinx sait attendre.
Maman
referme les boites qui contenaient les décorations. Tout est en
ordre; elle redresse l'étoile en haut du sapin et recule pour
apprécier l'effet. C'est à ce moment qu'elle remarque Felix sur le
guéridon. " vilaine bête, que fais-tu là ? ". Felix
plisse les yeux et feint de ne pas prêter attention à la remarque.
" FE - LIX - DE - SCEND - DE - LA - IMME - DIA - TE - MENT . "
. Les syllabes clairement détachées et la fermeté du ton
avertissent Felix qu'il va falloir obéir sous peine de
bannissement. Felix ne veut pas sortir, cette nuit peut-être, mais
pour l'heure, il est plus sage de se conformer. Hautain et superbe,
il se redresse lentement, s'étire légèrement et d'un bond
élastique rejoint le plancher. Le dos tourné à l'assistance, la
queue droite et tendue, il s'éloigne à pas comptés, mettant dans
sa lenteur féline tout le dédain que lui inspire l'agitation
ambiante.
"
Il va à la cuisine, manger ses croquettes " dit Mamie,
"Ah,
cela me fait penser," dit Maman, " je ne me souviens même
plus si j'ai nourri le poisson rouge ces jours-ci... Pierre, donne
donc une ou deux pincées à Victor " .
Colette.