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mercredi 11 décembre 2013

Noëls parallèles

Une lumière crue inonde brusquement le local . Troublé dans son repos, Victor, surpris et vaguement inquiet fait un tour, puis deux, puis trois; Victor tend tous ses muscles et s'élève le plus haut qu'il peut mais la lumière est partout; impossible d'échapper à cette clarté. Victor a peur, Victor a faim; trois jours qu'on ne lui a pas donné à manger et maintenant ce rayon lumineux... Il continue ses tours mais la faim le tenaille et la terreur s'installe . Il ne peut rien faire d'autre que tourner, dans un sens, dans l'autre, sans cesse, mais de moins en moins vite parce qu' il s'affaiblit.... Sa bouche s'ouvre et se referme d'un tic machinal. Le temps passe. Soudain, un changement. la lumière vient de disparaitre, elle revient, disparait à nouveau. Finalement une ombre s'installe entre la lumière et lui. Est-ce bon signe? Un frisson l'agite; il se remémore l' ombre qui a précédé le moment où on l'a séparé de ses frères, l'effroi et la panique avant qu'on ne l'arrache de son lieu de naissance où il évoluait si aisément entouré des siens , l' indescriptible sensation de suffocation qui avait suivi, puis la torture, l'impossibilité de se mouvoir pendant des heures et finalement l'abandon ici où depuis il demeure solitaire... Tout allait-il recommencer ?
 
Au même moment, pas très loin pourtant, une fillette bat des mains devant le clignotement de la guirlande lumineuse qu'on vient d'ajouter au sapin de Noèl . Mamie surveille d'un oeil indulgent mais distrait. Le souvenir lui revient du sapin de son enfance, pas de guirlande magique mais de minuscules lumignons que l'on devait introduire dans un bougeoir métallique muni d'une pince; il fallait alors y coincer une branche du sapin . Pas si simple, non... les recommandations anxieuses de sa mère lui reviennent en mémoire " tiens ta bougie bien droite ", oui, oui, elle se souvient, bien droite et libre de brûler sans atteindre une seule aiguille de pin sous peine de voir l'arbre s'embraser... Elle a six ans, elle s'applique, elle sent la main de sa mère qui guide ses efforts... le vertige l'envahit, elle tressaille mais se reprend... Elle ne partagera pas ce souvenir ... Faut-il à son age rappeler qu'elle a été enfant, risquer le regard incrédule des plus jeunes , taxer leur imagination ? Sa petite fille bat des mains , s'émerveille, se retourne vers elle pour partager sa joie, allons, on l'aime encore et elle, elle aime toujours...
 
Felix le chat, enroulé au fond du canapé, désapprouve de ce remue-ménage. Non seulement ce capharnaüm trouble son bien-être mais il lui faut endurer les cris des enfants , le bruit du papier froissé , les allées et venues continuelles et surtout le manque total d'intérêt pour sa personne. Lové à sa place habituelle, il n' a pas reçu une seule caresse depuis ce matin, et encore, sa maitresse paraissait bien distraite en le grattant sous le menton ; d'ailleurs à peine avait-il commencé à ronronner qu'elle l'abandonnait pour s'affairer dans la cuisine. Felix tient sa vengeance : il se lève, s'étire lentement, fait le dos rond et d'un bond saute sur le guéridon. Il n'en a pas le droit, il le sait mais justement.... Il n'est qu'à moitié content de son exploit. Le guéridon est bien plus encombré que d'habitude, on y a mis la lampe de bureau et la boite à cigares qu'il a fallu déplacer pour que le sapin trouve sa place. Felix est de très méchante humeur . La lampe est allumée, il n'aime pas cette lumière et elle lui chauffe un peu trop le dos mais il est décidé à déplaire. Il essaie plusieurs positions, tourne sur lui-même et finalement parvient à se loger entre la lampe et l'aquarium adoptant la position du sphinx, pattes de devant bien droites; il fait mine de fermer les yeux mais ne perd rien des activités qui l'entourent. Combien de temps faudra-t-il pour qu'on s'occupe de lui? Il attend, un sphinx sait attendre.
 
Maman referme les boites qui contenaient les décorations. Tout est en ordre; elle redresse l'étoile en haut du sapin et recule pour apprécier l'effet. C'est à ce moment qu'elle remarque Felix sur le guéridon. " vilaine bête, que fais-tu là ? ". Felix plisse les yeux et feint de ne pas prêter attention à la remarque. " FE - LIX - DE - SCEND - DE - LA - IMME - DIA - TE - MENT . " . Les syllabes clairement détachées et la fermeté du ton avertissent Felix qu'il va falloir obéir sous peine de bannissement. Felix ne veut pas sortir, cette nuit peut-être, mais pour l'heure, il est plus sage de se conformer. Hautain et superbe, il se redresse lentement, s'étire légèrement et d'un bond élastique rejoint le plancher. Le dos tourné à l'assistance, la queue droite et tendue, il s'éloigne à pas comptés, mettant dans sa lenteur féline tout le dédain que lui inspire l'agitation ambiante.
 
" Il va à la cuisine, manger ses croquettes " dit Mamie,
 
"Ah, cela me fait penser," dit Maman, " je ne me souviens même plus si j'ai nourri le poisson rouge ces jours-ci... Pierre, donne donc une ou deux pincées à Victor " . 

                                                                                                       Colette. 

1 commentaire:

  1. j'adore cette histoire à suspense: on souffre pour ce Victor et on enfermerait bien son humaine dans le bocal !

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